Le pitch : Stéphane, tout juste arrivé de Cherbourg, intègre la Brigade Anti-Criminalité de Montfermeil, dans le 93. Il va faire la rencontre de ses nouveaux coéquipiers, Chris et Gwada, deux « Bacqueux » d’expérience. Il découvre rapidement les tensions entre les différents groupes du quartier. Alors qu’ils se trouvent débordés lors d’une interpellation, un drone filme leurs moindres faits et gestes…
Puissant, violent, vrai… Des mots forts me viennent en tête une fois sortie du choc après avoir vu Les Misérables en salles. Le film de Ladj Ly est un tableau féroce et nerveux qui dépeint une vérité sans filtre sur un réalité tendue et prompte à exploser. Grâce à une capacité de recul et de réflexion incroyable, Les Misérables compilent la majorité des thématiques sociétales qui dérangent et que l’on pointe du doigt aux moindres faits divers houleux pour les faire cohabiter dans un récit inextricable et surtout impartial. Des violences implicites à la religion, en passant par des sujets épineux comme les ententes implicites entre les policiers et les chefs de gangs, les gangs eux-même, la délinquance, la démission parentale et évidemment les dérapages frontaux… Les Misérables est un véritable cocktail explosif constamment sous pression et qui prend aux tripes dès le départ.
Mais d’abord, qui est est Ladj Ly ? Issu du collectif Kourtrajmé qui compte des noms comme Kim Chapiron, Romain Gravas, Matthieu Kassovitz ou encore Oxmo Puccino, Ladj Ly s’inspire du décor dans lequel il a évolué et de l’actualité qui pour réaliser ses premières vidéos, jusqu’au court-métrage Les Misérables directement inspiré par des vidéos d’arrestations policières violentes. Avant son premier film, il se fait déjà remarquer avec À Voix Haute : La Force de la Parole, un documentaire qui sera récompensé par un César en 2018. La route vers le premier long-métrage se dessine toute seule, captant au passage l’histoire d’un jeune étudiant de 20 ans qui a été violemment interpellé par la police en 2008, donnant naissance au film Les Misérables qui fera son chemin jusqu’au prestigieux Festival de Cannes en 2019 pour être récompensé par le Prix du Jury. D’emblée, le film de Ladj Ly s’inscrit comme un portrait social et actuel, axé sur la banlieue, celle qui fait peur dans les journaux télés. Le grand atout du film Les Misérables est son impartialité : Ladj Ly ne cherche ni à faire l’apologie de la violence, ni à « glamouriser » l’image de la banlieue et ses « thugs ». Au contraire, le film creuse un quotidien multiple de policiers qu’il va exposer aux clichés des cités pour en extraire, avec justesse, toute la complexité d’une situation extrêmement tendue, au bord de l’explosion et fomentée par une population qui – des deux cotés de la loi et/ou du périph’ – est à la fois incomprise, crainte, cataloguée et/ou abandonnée.
Complexe, c’est le mot. Authentique en est un autre. Une énorme claque, la conclusion adéquate. Ce film est brillant, c’est un uppercut en pleine face, un témoin ardent des tensions réelles qui bouillent de part et d’autre de la couronne parisienne, cristallisées dans les médias d’aujourd’hui par le mouvement des gilets jaunes – la partie visible de l’iceberg. À travers l’arrivée d’une nouvelle recrue au sein de la BAC, Les Misérables sillonne les rues d’un quartier chaud, dressant le décor d’une cité défavorisée et livrée à elle-même… ou plutôt, aux plus forts. Dès le départ, Ladj Ly sort les gros bras avec son duo de flics au tempérament de caïd, ce qui semble too much… jusqu’au moment où on rencontre les autres personnages qu’ils côtoient au quotidien. Au-delà des gamins de quartiers et des ex-taulards un peu perchés, il y a surtout une manne effrayante qui règne sur la cité et différents groupes aux motivations bien différentes (le pouvoir, la drogue ou la religion) y cohabitent impunément.
Ce que j’ai aimé dans Les Misérables, c’est que le film montre les deux cotés de chaque aspect, évitant ainsi de pointer du doigt un camp au profit de l’autre. Ladj Ly évite le discours de victimisation de la banlieue face aux méchants flics et vice-versa. Comme le porte-parole muet d’une population prise en sandwich dans ces luttes de pouvoirs, Les Misérables assume la part de responsabilité de chaque protagoniste, quitte à avancer vers une conclusion inextricable. Petit à petit, le film compile, sans qu’on le remarque vraiment, des éclats isolés, ces petits rebondissements ou autres altercations qui se suivent, comme des parenthèses indépendantes, alors que chaque étape contribue à faire grimper une tension mordante et un sentiment d’injustice qui enfle de toutes parts… jusqu’à cet énorme coup de massue qui attend le spectateur lors du dernier tiers.
« Vous n’éviterez pas la colère et les cris. »
Forcément, on pense au film La Haine, de Mathieu Kassovitz en 1995, qui montrait déjà une image de la banlieue aux abois. Le sentiment d’alerte s’accentue quand on repense au contexte historique de l’œuvre éponyme de Victor Hugo qui déjà, à l’époque, cristallisait la vie misérable des plus pauvres aux abords du grand Paris, dans un climat déjà houleux (et entre deux guerres/révoltes). Si les maux sont différents, Les Misérables dessine la même colère et, parfois, le même désespoir face à une situation dont l’issue ne peut qu’être fatale. Peut-être même plus criant finalement, puisque Ladj Ly ancre son récit dans notre époque actuelle, alors que le film démarre lors de la finale de la coupe du monde 2018. D’ailleurs, le choix de démarrer par ce moment n’est pas anodin : les bousculades joyeuses des nouveaux Champions du Monde unit par la même joie contrastent violemment avec les dernières minutes, très sombres et marquées par un face-à-face haletant. Malgré sa dureté, Les Misérables est un tour-de-force brillant tant le réalisateur parvient à conjuguer tous ses sujets, dont certains son parfois tabous, sans jamais faire pencher la balance d’un coté ou de l’autre. La question du pouvoir et de la (in)justice sociale est remise en questions à travers ce tableau puissant marqué par l’abandon ou la permissivité et des microcosmes instables qui n’ont besoin que d’une étincelle pour s’enflammer et nourrir une colère orpheline aujourd’hui contenu par des non-dits médiatiques et politiques. Et pourtant, en nous emmenant avec ses personnages, Ladj Ly crée une proximité flippante, nous mettant aux premières loges de scènes isolées mais si accessibles que l’alerte semble claire et nette : ces éclats isolés et enterrés au fin fond des cités pourraient bien être à nos portes, au vu et au su de tous, dès demain.
C’est difficile de parler de ce film car j’ai simplement envie que tout le monde le voit et vive cette expérience de souffle coupé et de mains moites. Cette fois, ce ne sera pas parce que Thanos affrontera les Avengers qui n’en finissent plus de s’assembler, ni parce qu’on retrouve un peu de gilets jaunes dans la folie psychotique de Joker ou encore moins parce que des vaisseaux s’affronteront à nouveau dans l’espace pour étirer une franchise trentenaire… Ce frisson qui coupe la respiration et qui laisse scotché sur son siège à la fin, Les Misérables l’envoie en pleine poire et cet impact virulent n’est dû qu’à l’authenticité palpable et inquiétante qui filtre à chaque seconde du film, comme si la guerre était déjà déclarée et que nous venions juste de le découvrir qu’elle était à notre porte. D’ailleurs, c’est probablement déjà le cas.
Au casting : seul visage connu, Damien Bonnard (Blanche Comme Neige, Le Chant du Loup…) joue les ancres pour le spectateur, ancre à laquelle on s’accroche tandis qu’on découvre à son rythme les secrets de cette cité. Accompagné par le même duo qui apparaissait dans le court-métrage, Alexis Manenti et Djibril Zonga, les acteurs sont crédibles dans leurs rôles de flics en civil qui, sans leur badge, ressemblent aux autres habitants. Autour d’eux, beaucoup de performances qui vont aiguiser de nombreuses émotions mêlées, entre crainte, nervosités et même un élan de tendresse presque : le jeune Issa Perica est bouleversant en Gavroche des temps modernes, aussi intrépide et insolent que touchant quand on réalise qu’il n’est qu’un enfant en colère. Avec lui, Steve Tientcheu, Almamy Kanoute ou encore Nizar Ben Fatma, les trois « chefs » du film qui composent avec justesse entre attitude et naturel. À noter également, le quasi caméo de Jeanne Balibar (Barbara…), plutôt grinçante dans ce seul rôle féminin (ou presque).
En conclusion, en cinq mots : allez voir ce film. D’urgence. Et bravo Ladj Ly pour ce film incroyable.