Comédie, Drame

[CRITIQUE] Bugonia, de Yórgos Lánthimos

Le pitch : Deux jeunes hommes obsédés par les théories du complot kidnappent la PDG d’une grande entreprise, convaincus qu’elle est une extraterrestre déterminée à détruire la planète Terre.

Un nouveau film de Yórgos Lánthimos, c’est toujours la promesse d’un pas de côté : quelque chose de légèrement décalé, souvent absurde, parfois dérangeant, et presque toujours un peu wtf. Le cinéaste grec retrouve ici Emma Stone pour la quatrième fois, après l’avoir transformée tour à tour en intrigante ambitieuse (La Favorite), en créature affranchie (Pauvres Créatures) ou en symbole polymorphe (Kinds of Kindness). Avec Bugonia, adaptation du film sud-coréen Save the Green Planet! de Jang Joon-hwan, Yórgos Lánthimos s’attaque au complotisme contemporain à travers un récit d’enlèvement teinté de science-fiction paranoïaque.

Si certains de ses films ont su séduire un public plus large (La Favorite et Pauvres Créatures en tête), l’univers de Yórgos Lánthimos reste profondément conceptuel et exige une vraie disponibilité du spectateur. Bugonia ne fait pas exception. Derrière le portrait clinquant d’une PDG toute-puissante, le film se recentre surtout sur un apiculteur instable, et son cousin, persuadé d’avoir mis la main sur une extraterrestre venue d’Andromède, qu’il se sent investi de neutraliser afin de sauver la planète. Le récit adopte alors les codes d’une comédie absurde où le grotesque cohabite avec une menace bien réelle : celle d’une femme séquestrée par deux hommes armés et convaincus de leur bon droit.

Sous ses dehors lunaires, Bugonia dissèque avec acuité la mécanique mentale des complotistes, enfermés dans des bulles informationnelles qui ne font que renforcer leurs certitudes. Le titre lui-même, qui renvoie à une croyance antique selon laquelle les abeilles naîtraient de la putréfaction d’un bovin sacrifié, annonce ce mélange de foi absurde et de logique tordue. Et au cœur de ce face-à-face improbable, une question persiste : et si c’était vrai ? Une interrogation qui n’est pas sans rappeler Knock at the Cabin de M. Night Shyamalan, où une croyance insensée finit par fissurer les certitudes des personnages… et du spectateur. Ici aussi, on peut choisir de rejeter l’hypothèse ou, insidieusement, de s’y abandonner.

Moins oppressant que le film de Shyamalan, Bugonia parvient néanmoins à maintenir une tension constante grâce à son ton ubuesque. L’héroïne fait face à un ravisseur obstiné, prêt à tout pour accomplir ce qu’il perçoit comme une mission salvatrice. Les dialogues, d’un sérieux désarmant, amplifient le comique de situation : voir des acteurs aussi investis disserter sur les extraterrestres dans un décor trivial renforce l’absurde, sans jamais désamorcer le danger bien concret de la séquestration, jusqu’à cette humiliation glaçante où la victime est rasée de force.

Yórgos Lánthimos observe ce huis clos comme un témoin clinique, laissant la tension s’installer dans une négociation qui semble vouée à l’échec. Le film joue avec l’opposition frontale de ses personnages, entre cynisme contre paranoïa, tandis que les discours complotistes, politiques et sociaux s’accumulent jusqu’à l’implosion. Malgré un casting resserré et une situation posée très tôt, la mise en scène reste élégante et précise, enrichissant progressivement les enjeux par un découpage maîtrisé et des incursions narratives bien dosées. On finit par comprendre, craindre, et presque s’attacher à ce trio déroutant, oscillant entre fascination et incrédulité.

Et pourtant, une petite frustration demeure. Bugonia m’a semblé moins percutant et surtout moins inspiré que The Lobster, Mise à Mort du Cerf Sacré ou Pauvres Créatures. À force de rythme soutenu et de propositions successives, certaines ficelles de Yórgos Lánthimos deviennent plus visibles. Si j’apprécie toujours sa vision acerbe de l’auto-destruction humaine et ses piques envers des théories tenaces (la fameuse Terre plate, par exemple), le dernier acte m’a paru un peu trop prévisible et peu surprenant.

Reste que Bugonia fonctionne comme une fable désenchantée sur notre monde contemporain. Derrière l’histoire d’enlèvement, le film esquisse un tableau plus large : un système de santé défaillant, des médias avides de sensationnalisme, l’admiration forcée pour ces gens à la vie apparemment parfaite et une élite capable d’agir en toute impunité (hello The Hunt). Pour ma part, je n’ai pas vu le film original, donc je ne peux pas juger pleinement de la fidélité à l’œuvre originale sud-coréenne. Cependant, cette adaptation propose une critique cinglante de notre société et mérite sans doute un second visionnage pour en saisir toutes les strates, notamment à travers tous ce qui se passe en toile de fond (les décors, l’attitude des figurants, les lieux de tournage…).

Au casting : Emma Stone (The Curse, Cruella, Retour à Zombieland…) et Jesse Plemons (Love and Death, Civil War, Affamés…) forment un duo aussi halluciné qu’hallucinant, dont l’alchimie intrigue immédiatement. À leurs côtés, Aidan Delbis incarne un acolyte étonnamment touchant, tandis qu’Alicia Silverstone (American Horror Stories, The Lodge…), dans un rôle en apparence secondaire, s’avère finalement plus essentielle qu’il n’y paraît.

En conclusion, Bugonia est un Yórgos Lánthimos plus sage qu’à l’accoutumée, moins déstabilisant mais toujours stimulant. Une œuvre imparfaite, certes, mais suffisamment riche et mordante pour s’inscrire dans une filmographie qui continue, malgré tout, de questionner frontalement notre rapport à la réalité, la croyance, l’humanité… et à la folie ordinaire du monde moderne. À voir.

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