Le pitch : Après la Fashion Week, Carl et Yaya, couple de mannequins et influenceurs, sont invités sur un yacht pour une croisière de luxe. Tandis que l’équipage est aux petits soins avec les vacanciers, le capitaine refuse de sortir de sa cabine alors que le fameux dîner de gala approche. Les événements prennent une tournure inattendue et les rapports de force s’inversent lorsqu’une tempête se lève et met en danger le confort des passagers.
Récipient de la Palme d’Or au dernier Festival de Cannes, nommé aux Oscars parmi les favoris et près de quatre mois d’exploitation dans les gros complexes cinéma, le film de Ruben Östlund a connu une belle success story en réussissant, notamment, à rendre un film « cannois » accessible à un public plus large. Normal, me diriez-vous après le succès des précédentes Palme d’Or (Titane, Parasite…). De plus, le réalisateur suédois n’en est pas à son premier coup d’essai puisqu’il avait déjà reçu ce même prix en 2017 pour le film The Square (avant cela, il a vait aussi reçu le prix du Jury d’Un Certain Regard pour Snow Therapy en 2014). Cependant, malgré un consensus critique très positif, The Square s’avérait un poil plus obscure, à travers le parcours d’un personnage progressivement en rébellion contre une société de plus en plus individualiste. Qu’à cela ne tienne, avec Sans Filtre, Ruben Östlund propose une vision tout aussi catastrophique de l’humain mais dans un format plus moderne, à travers une comédie noire, satyrique et plutôt jubilatoire.
J’ai mis du temps à voir ce film mais j’ai aimé me laisser porter par ce récit surprenant découpé en trois chapitres. Avec pour moins de départ le portrait grinçant d’un couple de mannequins tout droit sortis du papier glacé d’un magazine et entre deux clichés pour influenceur, Sans Filtre – le bien nommé – observe des personnages sous la loupe du consumérisme. Nouveaux riches et vieilles fortunes se bousculent au détour d’un croisière, où l’opulence et la décadence vont dériver vers le grossier et la déchéance. Le film repousse les limites de la bienséance et il vaut mieux avoir le coeur bien accroché à certains moments (émétophobes s’abstenir !). La première partie du film se dessine à travers les différences de classes des personnages : les plus aisés s’imposent, la classe moyenne s’incline et les moins chanceux turbinent dans l’ombre. Le tableau oscille entre la gêne et les excès, alors que le paraître exigeant des plus riche vient égratigner le politiquement correct en imposant leurs demandes et autres réflexions aux moins fortunés ou au personnel (notamment après la énième réflexion sur des voiles soi-disant sales), sans se soucier des conséquences, ni de la pertinence de leurs demandes. Les personnages agacent, irritent ou font grimacer, mais Sans Filtre m’a happée en attisant ma curiosité. Cependant, rien ne m’avait préparée à ce qui allait suivre !
Face aux intempéries et divers accidents de parcours, Ruben Östlund suit le parcours d’hommes et de femmes habitués à un certain statut social, qui vont se retrouver sans repères du jour au lendemain. Sans Filtre nous fait progresser à l’aveugle dans ce rebattement de cartes, révélant les comportements les plus improbables au milieu d’un retour à l’état presque sauvage. J’ai aimé le pendant absurde et grotesque du film, baigné dans une comédie noire où la critique des plus riches s’étale dans une satire féroce et jubilatoire. Ruben Östlund piétine les égos, célèbre le chaos et fustige ceux qui sont prêts à tout pour conserver une micro-parcelle de confort. C’est cruel, percutant et jouissif, on rit comme on peut s’éprendre face à la détresse de certains. Sans Filtre provoque et donne à réfléchir, grâce à sa dépiction caustique de la richesse, que le film s’amuse à rendre obsolète pour mieux malmener des personnages paumés et savoureusement détestables.
Coté casting justement, Ruben Östlund réunit un ensemble phénoménal, qui fonctionne de manière très organique. Harris Dickinson (Là Où Chantent les Écrevisses, The King’s Man : Première Mission, Maléfique : Le Pouvoir du Mal…) et Charlbi Dean (Black Lightning, Interview avec Dieu…) incarnent la jeunesse dorée, nourri aux réseaux sociaux et aux cultes des apparences. Autour d’eux, Zlatko Buric (Teen Spirit, Copenhagen Cowboy…), Henrik Dorsin ou encore Iris Berben (Eddie The Eagle…) campent l’image des nantis qui perdent tout pouvoir en cours de route, tandis que Woody Harrelson (Venom: Let There Be Carnage, Retour à Zombieland…) ou encore Vicki Berlin vont tenter de s’accrocher à leurs convictions. C’est peut-être l’actrice philippine Dolly de Leon qui se révèle en cours de route (son personnage me rappelle celui de Hong Chau dans Downsizing), alors qu’elle cristallise l’accès au pouvoir de manière aussi glaçante que, malheureusement, compréhensible.
En conclusion, si ce n’est pas déjà fait, rattrapez ce petit bijou qu’est Sans Filtre. Entre luttes de pouvoirs et étiquettes sociales, le film de Ruben Östlund propose une comédie noire provocante qui assume aussi bien ses détours un poil scatophile que son propos cinglant sur les castes sociales et, surtout, la laideur plus ou moins visible qui existe chez l’être humain. À voir.