Comédie, Drame

[CRITIQUE] Sorry To Bother You, de Boots Riley

Le pitch : Après avoir décroché un boulot de vendeur en télémarketing, Cassius Green bascule dans un univers macabre en découvrant une méthode magique pour gagner beaucoup d’argent. Tandis que sa carrière décolle, ses amis et collègues se mobilisent contre l’exploitation dont ils s’estiment victimes au sein de l’entreprise. Mais Cassius se laisse fasciner par son patron cocaïnomane qui lui propose un salaire au-delà de ses espérances les plus folles…

Remarqué au Festival de Sundance 2018, Sorry To Bother You est le premier film de Boots Riley, jusqu’alors connu dans le monde du rap US comme étant le chanteur principal de The Coup et Street Sweeper Society. Ses premiers pas sur le grand et petit écran sont discrets : acteur dans des courts métrages obscures, doubleur anecdotique dans un épisode des Simpson, compositeur de chansons entendues dans des films comme SuperGrave de Greg Mottola (2007) et The Losers de Sylvain White (2010), autant dire que Sorry To Bother You est un pari osé qui a pourtant conquis un sacré casting et le public des festivals indépendants grâce à son expression corrosive et un traitement totalement barré. On dirait presque le petit frère turbulent de l’excellent Blindspotting !

Boots Riley signe une comédie noire et satyrique qui fustige un monde capitalisé à l’extrême, virant au cauchemar à la fois grotesque, insensé et pourtant incroyablement réussi. Le point de départ est simple : un jeune homme Noir issu d’un milieu très modeste obtient un emploi en tant que télévendeur qui lui fait miroiter un accès à un poste plus mirobolant s’il a de bons résultats. À cela, s’ajoute un cadre remuant où une grosse entreprise offre des jobs à vie avec pour rémunération un logement fourni. À première vue, il n’y a rien de plus simple pour illustrer une société de pouvoirs vue du bas de l’échelle, mais à travers ses personnages et les névroses de son héros, Boots Riley va pousser son histoire très loin en nous entraînant dans un engrenage totalement WTF et étonnamment bien ficelé.

Qu’on se le dise, rien ne prépare au virage délirant que prend Sorry To Bother You en cours de route. Un secret bien gardé qui, s’il avait été dévoilé avant, aurait pu gâcher le potentiel du film et a dû en désarçonner bien plus d’un. Pourtant, dans sa contemplation originale et inventive du parcours de son héros, Boots Riley observe avec les rouages du pouvoir dans un monde où la dignité à laisser place aux billets verts (d’ailleurs, le nom du héros est Cassius, surnommé Cash). Sorry To Bother You est dense et multiplie différents sujets sociétaux dans une narration qu’il parvient tout de même à rendre hyper fluide.

Lutter contre un système qui enrichit les riches et continue d’entretenir les autres dans la précarité ou jouer le jeu et fermer les yeux sur les dommages collatéraux, c’est tout le dilemme qui se pose autour du personnage principal qui voit ses propres intérêts se mettre en travers de ses relations personnelles, mais aussi de son sens moral. L’ascension sociale a un tarif qu’il faut pouvoir payer : alors que le héros pense maîtriser la situation, il devient son propre cliché, lui-même devenu une marionnette pour l’amusement de ceux qui tiennent les ficelles, tandis que les ponts entre les classes sociales ne sont que de vastes illusions : ceux qui détiennent le pouvoir séduisent et manipulent sans vergogne pour éviter de se salir les mains. D’ailleurs, quitte à faire grincer des dents, les seuls personnages Blancs font partie de ceux qui ont le pouvoir – est-ce anodin ? Je ne pense pas.

Utilisant à merveille son décor et ses personnages issus de minorités vivant dans un quartier d’Oakland (hello Blindspotting), Sorry To Bother You illustre un quotidien accessible et des combats actuels, qu’il illumine par une réalisation stylisée qui détonne avec son sujet pourtant sérieux. Des boucles d’oreilles extravagantes du personnage incarné par Tessa Thompson au concept surprenant de la « voix de Blanc », Boots Riley épaissit le trait au maximum sans jamais dépasser la limite et ne laisse aucun détail au hasard. Le film est porté par une foultitude d’éléments, entre les plans et les dialogues, puis les décors et les métaphores qui transformeraient presque Sorry To Bother You en cas d’école pour des cinéastes en devenir. La mise en scène est futée, colorée et dynamique, étirant la trame comme un long cauchemar sans fin dans lequel nous sommes embarqués aux côtés du héros (rappelant parfois le coté dérivatif des films de Gaspar Noé). Sorry To Bother You est un cocktail d’idées, d’avis, d’observations et de satyres bouillonnantes, féroces, qui cohabitent brillamment dans une trame insensée, originale et pourtant foutraque. Au bout d’un moment, il n’est plus question d’essayer de comprendre ou d’anticiper : Boots Riley impose une réflexion qu’il maîtrise de A à Z, même dans sa dernière partie complètement expérimentale et totalement barrée, qui trouve du sens dans la matrice improbable qu’il crée. C’est simple, je suis restée un moment bouchée bée quand le générique final à démarrer. Sorry To Bother You est fou, complètement fou et surtout génial. C’est rafraîchissant de voir autant d’originalité et de liberté dans une œuvre qui dézingue à boulets rouges une société (américaine ?) capitaliste et raciste qui contribue à entretenir la précarité pour mieux contrôler une population aux abois et servile. Diabolique.

Au casting : repéré dans Get Out, Lakeith Stanfield (States of Grace, Millenium : Ce Qui Ne Me Tue Pas…) confirme son talent et est excellent dans ce premier rôle aiguisé entre ambition passive et prise de conscience tardive. À ses côtés, Tessa Thompson (Creed 2, Thor – Ragnarok…) est géniale en artiste conceptuelle excessive et lunaire, tandis que Jermaine Fowler (Crashing US…) et Steve Yeun (The Walking Dead…) cohabitent dans l’ombre. Autres visages bien connus : Danny Glover (Dirty Papy, Proud Mary…) joue les vieux routards « too old for this shit » – ce qui fait bien plaisir – et Terry Crews (Brooklyn Nine-Nine…) est également de la partie. Omar Hardwick (Power…) intrigue avec un personnage sans nom, complice ou victime, et Armie Hammer (Call Me By Your Name, Nocturnal Animals…) joue les guests de luxe, parfait en golden boy.
À noter également, ceux qui font les « voix de Blancs » : David Cross (Pentagon Papers…), Patton Oswalt (The Circle…), Lily James (Baby Driver…) et Steve Buscemi (La Mort de Staline…) doublent respectivement Lakeith Stanfield, Omari Hardwick, Tessa Thompson et Danny Glover.

En conclusion, Sorry To Bother You est une comédie exubérante portée par une imagination déjantée qui part d’un concept simple pour en faire un film dénonciateur, à la forme délirante, inattendue et surtout, en roue libre. Un premier film prometteur pour Boots Riley. À voir !

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